Idée et Œuvre dirigée par Ali Kichou - Projet
Idée et Œuvre dirigée par Ali Kichou - Projet

Au printemps, on tue chez nous

Au printemps, on tue chez nous
Par Zahir Madi – 2021/06/29
 
 
Quand tu as à peine 15 ans , et qu’enfin, le Président qui redonne un bref sourire à tes parents, se fait assassiner devant 23 millions de ses concitoyens, ce jour là, tu sais que tes 15 ans sont une corvée pour la suite de ta vie..
À peine entamés tes 16 ans, vient le jour où ton professeur de français rentre dans ta classe, et te dit :aujourd’hui, nous lirons un texte de Djaout, l’écrivain que des lâches ont froidement assassiné hier, après la lecture, nous observerons une minute de silence et nous quitterons ensemble pour le pleurer en famille..
Oui, nous l’avions pleuré et les 16 ans ont à peine commencé, que voilà un autre rejoint la liste, et cette dernière s’allonge, de Yafsah à Boucebci, de simples citoyens aux intellectuels, de femmes kidnappées aux enseignantes égorgées, de policiers criblés de balles aux paysans éventrés avec des épées aiguisées par une idéologie meurtrière.
Dans cet environnement, tu grandis, je dirais que tu vieillis en passant de 15 à 18 ans, voire à 20 ans..
Tuerie en centaines, disparition, kidnaping, faux-barrages, attentats et pendant ce temps, tu vieillis biologiquement d’une année ou deux, mais ton for intérieur en a pris pour une décennie, voire plus :esquinté, détruit, démoli, dévitalisé, perdu…
Et voilà arrivée la vingtaine, le printemps se fait timide et le chant des oiseaux est à peine audible, enfin, lucide et tu te convaincs petit à petit, à reprendre un peu de courage et tu te dis, après tout, la défaite n’est que morale, à 20 ans, entouré de tes camarades à l’université, tu tentes de croire que le défaitisme est une maladie..
De septembre à juin, tu étudies, mais aussi, tu luttes, tu marches, tu organises des sit-in, tu assistes à des conférences, tu découvres petit à petit l’histoire de ton pays, tu apprends à écrire ta langue maternelle, tu écoutes de la musique et tu sais qualifier une chanson engagée d’une amourette :tu es convaincu que la vie est un combat et tu fonces..
Entre partis, associations, comités et organisations estudiantines, tu deviens un peu mûre et raisonné, la lutte est quotidienne, à cet âge, tu as déjà compris le sens et l’essence même de la vie : et si on se sacrifie pour les générations à venir ?
À 20 ans, tu as compris que le train est long/lent et tu as déjà troqué tes rêves pour ceux des générations futures..
Mais hélas, un jour te secoue de nouveau et te refroidit dans ta chaire :le 25 juin 1998 est un nouveau mur qui se dresse contre toi, un poète peut-il mourir ainsi ?
Ils t’ont tué une énième fois, à ton âge, on n’accepte pas qu’on assassine la parole, la musique, la liberté, la justice, l’amour de son pays à coups de balles..
Ces balles qui ont criblé le corps de Lwennas ont atteint aussi ton cœur de jeune de 20 ans, et depuis, il est mort..
Nous sommes tous, au fond de nous, morts !
Tu as depuis, vécu dans ton ombre, une sorte de carcasse ambulante, tu passes d’année en année sans savoir le pourquoi de vivre, de rire, de chanter, de danser, de toute façon, tu sais que dans ce pays, on tue les artistes, cha teurs, peintres, humoristes, acteurs, réalisateurs, le rire et la musique sont un blasphème..
Tu traînes ta carcasse de jeune de 21ans ,22 ans et te voilà face à une autre mort, 2001 aura ta peau pour toujours, tu as déjà bouclé ton cycle de vie , la suite n’est que corvée..
2001 t’a pris en otage et a juré que tu y résides pour toujours, ton heure s’est arrêtée malgré que ta carcasse traîne encore, errant d’un pays à un autre, d’un continent au second, ta carcasse te suit sans que ton âme revive de nouveau : définitivement morte !
Tu auras vécu 20 ans à peine… Et depuis, tu traînes dans une carcasse sans âme !
Et à ce jour , tu détestes le printemps, c’est synonyme de mort pour toi..
Car dans ton pays, au printemps, on tue….
 
Zahir Madi