Amer Ouali,
Meziane Ourad est un ami de plus de 40 ans. On s’est connus en septembre 1979, en première année de Fac. J’avais 18 ans et je venais d’avoir le bac, passé à Tizi-Ouzou. Meziane en avait 24. Mais quel parours déjà, quel vécu! Le lycée technique du Ruisseau, un long service militaire de trois ans marqué par les tranchées et la guerre au Sahara Occidental, des études d’hstoire à Paris, la prison de la Santé. L’expulsion.
On s’était retrouvés dans le même groupe de TD. Il comptait 80% de filles. En bonne partie, le groupé était composé de professeurs de collège détachés pour faire une licence, d’étudiants « professionnels » qui ont changé d’orientation, d’enfants d’émigrés bénéficiant d’une bourse de l’Etat algérien. Il y avait très peu de néo-bacheliers. J’étais le plus jeune et (je le confesse) un peu intimidé par ces camarades.
On avait dans le groupe une magnifique amie bulgare, incarnation de la beauté slave. Snéjina était fille de coopérants. Son père était prof à l’EPAU et sa mère, médecin à la clinique des Orangers. On a fêté chez elle son premier anniversaire en tant qu’étudiante. Ce fut un moment qui avait soudé une forte amitié. Pour l’anecdote, ce fut la première fois de ma vie que je buvais du Cognac. Elle a malheureusement connu une fin tragique.
Il y avait aussi dans notre groupe un islamiste. A l’époque, on disait juste « frère musulman ». C’était un garçon d’une grande culture, exclu de l’ENA à cause de ses penchants idéologiques. Mais Méziane était tout de suite apparu hors normes. Il en imposait par ses interventions, ses connaissances, ses gestes, sa gouaille. Et surtout sa vivacité de l’esprit. Ce n’était pas le bûcheur comme l’étaient un certain nombre d’autres mais il avait une capacité à saisir et à assimiler incomparable. Dans mon souvenir, c’était le meilleur du groupe. Il le démontrera avec éclat l’année d’après…
On était de caractères différents mais une magie a fait naître entre nous une amitié qui ne s’est jamais dementie. Peut-être l’esprit de révolte. Sourde chez moi. Mais orageuse chez lui.
Meziane habitait à Hussein-Dey et moi au Cap (Matifou) devenu Bordj El Bahri. Quand il m’arrivait de rater le dernier bus pour cette banlieue de la côte-est, j’allais dormir chez Meziane, dans le F3 de la rue Saint Vincent de Paul rebaptisée Nedaf Lakhdar. L’affection de sa mère (paix à son âme) pour moi était telle que je me sentais membre de la fratrie.
On était étudiants-professeurs et on avait un pré-salaire qui nous autorisait le luxe de bouder le restaurant universitaire. On était au « Boul’Mich », aux « Artistes », au Marhaba, à la Brasse, au Grillon, chez la Mère Michel, à la Brasserie des Jardins… Aucun bistrot, aucun restau n’avait de secret pour Méziane. On y allait toujours en chantant. On y passait des heures. Je me souviens même de plaintes de voisins quand le déjeuner se transformait carrément en fête aux « Artistes », restaurant incrusté dans un imeuble de la rue Charras.
Notre première année de Fac connut l’explosion du « printemps berbère » à Tizi-Ouzou. Grâce à mes anciens camarades de lycée, je savais que la révolte allait gagner Alger. J’avais rallié tardivement la première manif le 26 mars, partie de la Place des Martyrs. C’était la première manif dans l’Algérie indépendante. Elle fut bloquée à la Place Emir Abdelkader où j’avais pu parvenir.
Je m’étais rendu tout droit à la deuxième le 7 avril, Place du 1er-mai. La répression fut brutale. J’ai fait partie de la partie du cortège qui avait pu rallier le centre-ville. Près de la Fac, j’avais retrouvé Meziane qui n’était pas au courant de la manif. Après quelques mots d’explication, il a rejoint le cortège qui finit par se regrouper à l’intérieur de l’amphihéâtre Benbatouche. C’était une ambiance absolument surréaliste: soulever la chape de plomb du parti unique au cœur d’une capitale où l’on croyait voir un agent de la Sécurité militaire derrière chaque citoyen. Dans l’amphi, la peur nous paralysait, nous tordait les boyaux. Un étudiant s’est levé et s’est saisi du micro. La voix n’a pas hésité : « il y a cinq minutes, j’avais peur. Maintenant, je n’ai plus peur ». C’était Méziane. L’Histoire doit retenir qu’il fut le premier à prendre la parole publiquement à Alger. Il deviendra l’un des principaux animateurs de la contestation. Il fera naturellement partie de la troupe de chants et théâtre Troupe Debza , enfant béni du mouvement.
L’année d’après, il sera arrêté avec une vingtaine de camarades après la célébration de la « Journée de l’étudiant ». Une représentation de la troupe à l’intérieur de la Fac centrale fut attaquée par des bâathistes à la solde du régime. Mais le régime avait lâché ses flics contre les militants berbères.
Dans nos études, on était alors en phase d’achever le le semestre 4. Meziane ne pourra pas faire les examens. Il était promis au redoublement. Il sortira après six mois de détention alors que nous préparions le Semestre 5 de notre licence. Grâce aux profs dont il était l’un des plus brillants étudiants, il obtint le droit de de rattraper aussi ses examens de S4. Au réveillon du 31 décembre suivant, Meziane potassait ses cours en pleine fête. Il décrocha tous ses modules de S4 et de S5. Beacoup d’étudiants disciplinés et rangés étaient recalés.
Meziane était tellement brillant que les profs n’hésitaient pas à en faire un ami. Qui aurait pu les soupçonner de favoritisme? C’était le cas notamment de Madjid-Ali Bouacha à l’esprit pourtant très parisien. Madjid enseignait aussi à Jussieu et nous confiait les clés de son appartement aux Asphodèles. C’était aussi le cas pour le poète Mohamed-Ismaïl Abdoun, réputé sévère, l’écrivain Nabil Fares, la linguiste Dalila Morsly, le critique de théâtre Mourad Yelles et d’autres.
Il y avait dans le cercle Kamel Nafa, esprit brillant et raffiné, branché sur la psychanalyse, qui nous accueillait chez lui à Birkhadem, avec sa femme Khedoudja. Je suis ému au souvenir de Kamel, décédé il y a quelques années à Amiens.
Comment évoquer les amitiés de Meziane sans parler de l’immense Kateb Yacine qu’il nous avait permis d’inviter dans notre cours et de disserter avec lui de Nedjma? Pour ma part, Meziane m’avait aussi permis de connaitre Yacine dans son logement spartiate de Ben Aknoun. J’y avais passé la nuit et utilisé son vélo Je me souviens encore de son accueil. Il nous avait tendu une petite corbeille de figues sèches. « Mangez, c’est très bon », nous avait-il dit…
Dans le sillage de Meziane, nous sommes nombreux à avoir renoncé à nos carrières premières et à nous laisser dévorer par la passion du journalisme. C’est lui qui m’y a entraîné. Sa sensibilité en a fait la plus belle plume de reporter.
PS: je n’attends pas la mort d’un ami pour lui rendre hommage. Meziane va bien.
Par son ami Amer Ouali, journaliste et co-auteur du livre »IDIR L’ÉTERNEL »